Tous les jours, le RER assure 3 millions de voyages sur ses lignes aux appellations rimbaldiennes - A, B, C, D, E. Et c’est toute une population qui s’embarque ainsi dans un monde à part, avec ses codes, ses peurs et ses exaspérations mais aussi sa part de chaleur et d’émotion.
RER A Gare de Châtelet- Lundi 7 heures
Sur le quai bondé, on s’agite, on s’impatiente. Ambiance de ruche dans des lumières blafardes de sous-sol. Avec la station Gare du Nord, Châtelet constitue la principale gare parisienne de l’ancien Réseau Express Régional. Aujourd’hui on dit simplement RER pour désigner ce réseau ferré d’environ 600 kilomètres qui maille les banlieues de l’Ile de France. « Le mien est encore en retard. Je craque !» lâche un quidam cravaté à un collègue, près de la buvette « Bonne journée !». Le RER fonctionne avec des millions de voyageurs par jour et autant d’imprécations! L’enjeu de ce déplacement de masse frôle la performance ferroviaire, et donc forcément la crise de nerf. La Ratp et la Sncf doivent assurer les jours ouvrés 3 millions de voyages en direction des riantes banlieues régionales ou vers la capitale. Sur un mois, on frôle les cent millions de voyages. A mener sans heurts et à l’heure ! Autant dire un exploit.
Tout cela les passagers sur le quai n’en ont strictement rien à faire. La priorité, c’est d’arriver tant bien que mal à se hisser dans la rame, qui au matin évoque un aquarium humain surpeuplé. Derrière les vitres, l’encombrement suscite d’ailleurs une extraordinaire vacuité des regards, sur le mode du « Je suis là sans être là » en réaction à la nécessité mécanique de se serrer, se tasser, et s’entrelacer à des corps inconnus. Le RER aux heures de pointe, c’est aussi cela : une expérience physique qui ramène l’individu à une part élémentaire d’un magmas humain, et le confronte à une métaphysique de masse dans une ambiance glacée de têtards.
De manière plus pratique, la ligne A, qui traverse la région d’Ouest (Cergy, Poissy, Saint Germain en Laye) en Est, (Marne-la-Vallée, Boissy-St-Léger) a pour caractéristique d’être la plus fréquentées de cinq lignes : 1 million de voyages par jour ! C’est la plus ancienne, née dans les années 70, ce qui explique qu’elle soit gérée par la Ratp (sauf pour la partie à l’Ouest de Nanterre). Comme elle dessert Paris-La Défense, et les quartiers d’affaires, on frôle souvent l’embolie, même sur les quais. La régie a embauché des agents de navigation chargés de réguler l’entrée dans les compartiments. Ce matin, parmi les petites dames en uniforme vert, l’ambiance est à l’indignation. « Un homme s’est effondré tout à l’heure dans une rame », raconte l’une d’elles. « Les autres passagers l’ont débarqué manu militari sans attendre les secours. Pour que le train reparte plus vite ! ». Et de maugréer entre ses dents : « Si on nous jette des évanouis sur le quai maintenant, ça promet…».
L’anecdote rassurera au moins les milieux d’affaires : il existe encore une France pressée d’arriver au travail…
Au même moment, un Sdf, à la stature de colosse, le crâne sous les dreadlocks, agité de démangeaisons et visiblement en manque de quelque chose, veut embrasser toutes les agentes Ratp présentes qui détalent. Finalement, il jette son dévolu sur le conducteur de la rame, se porte à la hauteur de ce petit homme chauve, ahuri par cette figure de cauchemar qui lui claque la bise à pleine bouche (sans dents) en hurlant « Bonne année ! ». Sécurité, sécurité ! appellent les petites dames au téléphone, partagées entre un fou-rire nerveux et la panique. Beaucoup moins drôle, deux jours plus tard, un quidam se fait casser la mâchoire pour avoir défendu une jeune fille, importunée par trois sbires. La chevalerie se paye cash.
Mercredi- Rer D2 -Paris-Melun-Paris- 11 heures du matin
La ligne D du Rer, qui assure près de 500.000 voyages par jour et traverse l’Ile-de-France du nord au sud (de Orry-la-Ville à Melun, soit 57 gares dans 70 communes et 6 départements) est celle qui a la plus mauvaise réputation. Pas seulement à cause de la grève des agents en décembre dernier qui a provoqué quelques épisodes collectifs de fureur hystérique. Mais la ligne D, c’est aussi un prurit lancinant : retards, annulations, pannes, insécurité, suicide, actes de malveillance, etc… Les utilisateurs ont même créé une association la Sadur (Soutien Associatif des Usagers Révoltés-ligne D) : les passagers s’y défoulent en stigmatisant sur leur site les problèmes d’interconnexion Ratp/Sncf à la Gare du Nord, le matériel obsolète (notamment les vieillottes rames Z5300), la hausse du trafic (un record de 27% sur 3 ans !), les retards permanents (20% en moyenne selon l’estimation la plus joyeuse), l’insécurité…
Le tronçon sud D2 a meilleure réputation que l’axe partant au nord. « Mais aux heures creuses, dit cet agent Sncf, c’est parfois problématique à cause des jeunes de la cité des Tarterets, qui se sont dispersés notamment sur Savigny-le-temple. Même mon fils, pourtant costaud, s’est fait racketter son portable » précise l’homme. Embarquement donc aux heures creuses, dans une rame dépeuplée, histoire de voir…. Les vitres de la rame sont taguées de noms codés (« Vicelor » et « Eskor »), lacérées par des cutters ou des pointes en fer. Le reste du train a été nettoyé. L’ambiance est froide, silencieuse. Caractéristique de ces voyages sur ces lignes à la réputation incertaine, on ne se regarde pas. C’est une manière d’éviter les ennuis. Les gares s’égrainent dans un paysage de béton: Villeneuve, Combs-la-Ville, Savigny-le-Temple,…Sur les quais, des caméras blanches observent les passagers. La rumeur veut qu’elles soient toujours en panne. Il existe indubitablement une tension dans les rames. Mais sur son fauteuil, une petite mamie s’est, elle, paisiblement endormie. De quoi rassurer ceux qui n’imaginent pas prendre le RER, tant le milieu leur paraît anxiogène.
Il n’y a d’ailleurs pas que les problèmes de sécurité à freiner l’utilisation du RER. « Le maillage entre banlieues pose problème, remarque Olivier, un cadre commercial travaillant à Cesson et habitant Mantes-la-Jolie. A cause des correspondances entre trains, RER et bus,, un retard de quelques minutes peut coûter 2 heures. La voiture reste plus efficace…».
Mardi-Rer A- Châtelet-Poissy-Gare du Nord -15 heures
La ligne A fait parfois figure de ligne modèle (avec la récente E). Le Rer sur deux étages semble neuf, tout beau, aux sièges gris et confortables, et aux murs blancs immaculés. Un roumain dépose des petits porte-clés sur les sièges. On donne ce qu’on veut. « Depuis que Ceauscu n’est plus là, pu de travail… » raconte ce nostalgique tandis que défilent les gares de Nanterre Université, de Maisons-Laffitte, et Achères. A Poissy, changement soudain d’ambiance. Dans la gare, huit à neuf sbires, capuches rabattues sur le visage, baskets au pieds, hurlent et puis se mettent à courir pour des raisons inconnues. Sur les quais, chacun est sur ses gardes. En dehors des actes d’incivilité permanente, du resquillage fréquent, ce qui pourrit la vie de millions de voyageurs, ce sont précisément ces petites bandes, qui évoquent des meutes de loups, qui s’en prennent parfois aux femmes, aux passagers isolés, à d’autres jeunes pour les racketter, les agresser ou les humilier. On retrouve dans les trains la problématique des cités en banlieues : une infime minorité, souvent des mineurs, fonctionnant selon des logiques claniques, rend la vie insupportable à une majorité de personnes, le plus souvent modestes. L’insécurité, ce formidable accélérateur d’inégalités, est ainsi le vecteur le plus puissant de ghettoïsation.
Les contrôleurs eux sont rompus à cette problématique: « Les jours à problème du RER sont les samedi et dimanche et les mercredi après-midi. Sans oublier les trains qui viennent de Creil et circulent sur la ligne D, à cause de la Cité de la Commanderie proche, l’une des plus dures de France. Plus ces jeunes sont nombreux, plus ils deviennent incontrôlables». Quelques jours auparavant, une petite centaine de jeunes a provoqué la paralysie du Rer E pendant 3 heures à Chénay-Gagny après caillassage et tirage du signal d’alarme obligeant les forces de l’ordre à charger. C’était effectivement un dimanche.
Jeudi 14h-RER D- Gare du Nord-Survilliers-Fosses Châtelet
Embarquement donc pour cette fameuse ligne venant de Creil. A Survilliers-Fosses, l’une des banlieues qui ne figurent pas parmi les plus tendance, on comprend que l’insécurité dans les rames est moins problématique parfois que celle dans les gares, plus désertes. Une demande de renseignements à un jeune d’origine africaine déconcerte : refus de répondre et hostilité féroce adressée au seul voyageur d’origine européenne sur le quai.
Dans le train venu de Creil, le look des jeunes, caractéristique, est toujours le même : cagoule ou capuche enfoncée sur le crâne, survêtement, basket. Un jeu se joue avec les contrôleurs et la police. Quand un resquilleur est pris sans ticket, et dès lors encerclé par les policiers, les autres en profitent pour filer dans leur dos. Vieux comme le monde.
En revanche, la rame reste immobilisée une dizaine de minutes, sans explication, entre Les Noues et Goussainville. L’exaspération des franciliens tient à ces retards et arrêts. En cause non seulement les problèmes d’interconnexion entre les réseaux Ratp/Sncf (avec changement de conducteurs à gare du Nord et Nanterre Préfecture) mais aussi un trafic saturé en croissance (+3.5% en 2005 soit 2.5 millions de voyages supplémentaires par an) qui conduit les rames à fonctionner au taquet. Principal goulot d’étranglement : le tunnel Gare du Nord-Châtelet qui accueille les lignes D et B. Aux heures de pointe, le rythme est infernal : plus d’un train toutes les deux minutes, 32 par heure dans chaque sens. Le moindre incident ou acte de malveillance, et c’est la paralysie générale…. « J’ai été immobilisé pendant 1 heure, dans le tunnel, raconte ce francilien sur le site marre-du-rer.com. Finalement, les voyageurs exaspérés ont quitté la rame à pied après avoir tiré le signal d’alarme !».
Mardi 23h30 RER D- Gare du Nord-Gonesse-Châtelet
Selon un sondage effectué par la Préfecture de Police, 8% des Parisiens se sentent en insécurité dans la rue, tandis que le chiffre grimpe à 83% la nuit dans le RER parisien. Dans ce contexte la ligne D détient sans doute le pompon, notamment son tronçon nord qui part sur Orry-la-Ville, réputé le plus dangereux. « Le jour, nous sommes toujours en groupe de quatre pour vérifier les billets, raconte André, contrôleur. A partir de 19 heures, nous circulons uniquement avec une patrouille de police». Ambiance.
La rame qui part de la gare du Nord en fin de soirée est presque exclusivement d’origine ethnique non européenne : population d’origine africaine, chinoise, arabe, sri lankaise, ... Autour de Sarcelles, étonnement : des voitures aux carcasses désossées longent la voie. L’ambiance évoque l’univers singulier de ce que l’on pourrait qualifier de banlieues en voie de développement. A 23 heures, l’arrêt gare de Gonesses (Villiers-le-Bel-Gonesses-Arnouville) ne prête pas à la jovialité : lumières pisseuses, terrain vague, quais composés de petits groupes, pitbulls sans muselière ni laisse. Mais il y aussi une femme seule, d’une cinquantaine d’années, imperturbable. L’un des enseignements du monde RER est que l’insécurité ressentie est exponentielle par rapport à l’insécurité réelle. Les autorités revendiquent d’ailleurs d’une baisse des actes de délinquance (de 11% en 2005 pour les rames et transports parisiens par exemple) depuis la mise en place de la Police des Transports (SRPT), bientôt généralisée à la France entière.
Rencontre précisément avec quatre de ses policiers, au look impressionnant en raison d’un uniforme rembourré style Robocop. « Le Rer D ? Beaucoup de racket et de vols à l’arraché, de la malveillance, des bagarres. Le fait de petits bandes… » précisent-ils. Des incidents récurrents, multiples, qui entretiennent un sentiment d’insécurité permanent, grossi par la psychose de l’agression…
RER B Massy Palaiseau-Denfert Rochereau 18 heures
D’une rame à l’autre, l’ambiance peut se transformer radicalement. Celle-ci est farcie, mais le climat est détendu.
« Monsieur, je vous en prie, je suis hétérosexuel » crie un plaisantin dans la masse, avec une voix de fausset. Rire général dans la rame. Des regards s’échangent. La complexe mécanique horlogère des trajets RER amène de parfaits inconnus à se retrouver chaque jour dans la même rame, sous les noms poétiques de « Lili », « Katy », ou « Plan » par exemple. « J’ai rencontré un garçon, Laurent, raconte Emma, 38 ans, une mère divorcée de deux enfants. Nous nous saluions tous les jours, puis nous avons parlé, puis… ». L’affaire n’a pas duré. Mais chaque matin, ils se sourient, à travers la cohue. Et ces amours RER font aussi partie de cette vie singulière, sur les rails franciliens. Paul, lui, prépare des petits compliments écrits à la main qu’il glisse, le cœur battant, dans la poche de jolies femmes, avec son téléphone. « Cela ne marche pas souvent» avoue-t-il en riant.
Dans cette rame, les étudiants parlent gaiement. Une femme européenne amuse un enfant, d’origine indienne, qui craint d’être étouffé dans la cohue. Deux africaines discutent en riant d’une recette compliquée. Toute une mosaïque de nationalités sont réunies, là. On oublie trop souvent que la rame du RER est le seul lieu de fusion d’une société pluriethnique, qui entraîne chacun dans une aventure commune et supposée conviviale: arriver ensemble quelque part. Chaque jour, pour un trajet moyen qui dure 45 minutes, ce sont 250 années, soit un peu plus de trois vies entières, qui se consument dans le mouvement doux et hypnotique des rames. Avec leurs parts de violence et d’indifférence glacée, mais aussi de rêve et parfois de tendresse.
Marc Durin-Valois
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